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De Fukuoka au Japon à Veracruz au Mexique

« La grande révélation n’était jamais arrivée. En fait, la grande révélation n’arrivait peut-être jamais. C’était plutôt de petits miracles quotidiens, des illuminations, allumettes craquées à l’improviste dans le noir ; en voici une. »

Vers le phare, Virginia Woolf

Fukuoka, Japon : 04:18

Le soir, au lieu de rentrer chez toi, tu restes à la librairie. C’est une petite boutique de quartier qui te ressemble. Des allées étroites. Un plafond bas. Une lumière discrète. Des étagères pleines de livres en tous sens. Dans un fouillis maîtrisé. Un espace empli de recoins et de secrets. Tu aimes profiter de ce lieu déserté, une fois que les rares clients, les habitués et les visiteurs occasionnels sont partis. Tous ces livres t’accompagnent. Il arrive même que tu dormes parfois dans ce local professionnel. Lorsque tu n’as pas vu passer l’heure, affairée. Dans les arrivages de cartons d’ouvrages à défaire, à réceptionner. La lecture d’un livre peut accaparer également toute ton attention. Ce local est un second domicile pour toi. Tu aimes les livres, les as toujours appréciés. Depuis ton enfance. Tu lis tout le temps. La lecture est une passion. À la nuit tombée, tu ne veux pas allumer la lumière principale, un large néon trop éblouissant. Une petite lampe ronde en papier japonais à la main, tu marches lentement à travers le dédale tortueux de la librairie, à la recherche de ta prochaine lecture. Tu ressembles à un fantôme.

San Clemente, Californie, USA : 10:18

Allongé sur la pelouse pour se détendre. Un moment de répit. L’air printanier, insolite ciel de lit. Le vent est sensible contre la peau, les feuilles et les ramures des arbres feuillus qui se balancent dans le parc s’agitent en bruissant. Une chanson douce, tendre berceuse. Un livre avec toi. Les rayons du soleil t’aveuglent. Le livre ouvert au-dessus de ta tête pour protéger tes yeux de la lumière trop vive à cette heure. Les phrases se brouillent. Le livre devient lourd. Les paupières clignent. Tu vas chavirer, fatigué. Le front moite. Les joues brûlantes. Tes membres s’alourdissent. Tenir ton livre à bout de bras devient un exploit. Le relâchement soudain, inespéré, un soulagement. Les yeux fermés. Toute la chaleur de son sommeil. Après quelques minutes d’un repos indispensable, tu tombes dans quelque abîme profond, projeté dans l’espace. On parle souvent de voler, mais ce n’est pas ça. On rêve de ce qu’on vient de lire. Les souvenirs se mélangent aux phrases lues. Quand on se tait c’est pareil, ça parle en soi, ça bouillonne, ça frémit, c’est visible, c’est certain. Les phrases se bousculent et s’entremêlent.

San Jose, Costa Rica : 13:18

Tout était comme dans une image enfantine. Se coiffer comme on coiffe ses enfants. Doucement, patiemment. Avec amour et tendresse. Dans l’échange d’un moment doux, d’une suave complicité. Après un bain prolongé, leurs plis rejoignent ceux du sommeil dans cette fraîcheur soudainement entrouverte. Les cheveux longs. Il faut y prendre soin. Ils tombent devant les yeux, leur cachent la vue. Au bout des doigts pour percer le secret. Les laisser sécher. Ce n’est pas désagréable lorsqu’il fait chaud de sentir leur humidité. Un poids surprenant. Des taches de rousseur tapissent leur peau aux endroits que ces gestes muets effleurent parfois. Le visage pris dans une grimace. Un rictus. Une simple respiration. Un échauffement. Une poussée de tendresse. Quelque chose de vague, en soi très loin, semblant assoupi, consolé. À force de recommencer, on contracte des habitudes. Dans les mouvements réguliers de la main serrant la brosse à cheveux ou ceux des doigts qui glissent comme un peigne pour effacer les mèches rebelles, s’échangeant entre une mère et ses enfants, comme entre sœurs elles-mêmes, se révèle alors la complicité d’un dialogue muet. Un partage de sensations inoubliables. Pour la beauté du geste.

Rio de Janeiro, Brésil : 16:18

Rien ne se construit sur les cendres. Nous continuons à nous chercher. Pour expérimenter le déséquilibre, il suffit de tourner sur soi et de s’arrêter, l’impression vertigineuse alors que c’est le monde qui tourne autour de nous. Tourbillon, vertige. Nous n’avons rien prévu. Les mots sont rares. L’espace insuffisant. Tout se passe devant le miroir. Nous ne nous connaissons pas. Les mots n’ont pas de sens. Tu veux des réponses mais tu n’en donnes jamais. Je n’ai pas grand chose à perdre. Je t’écoute parler dans le vide. Mon regard fuyant. Tout ce temps nous sommes restés au bord du précipice. Nous ne disons pas les mêmes mots. Tu avances sans destination. Je ne te comprends plus. Ici, aucune possession, tous les nœuds se défont, tous les poings se desserrent. La peur est devant nous. La peur te brûle de l’intérieur. Le sexe est dans nos pensées. Tous les deux nous ne pouvons prendre que ce chemin obscur. Cette force est incontrôlable. Un mélange de joie et de peur. Le vide restera, insupportable. Il s’insinue partout. Jouer est le dernier choix possible. Tu n’arriveras plus à dormir.

Jackson Lake Island, Alabama, États-Unis : 13:18

Attention, si vous entrez, c’est à vos risques et périls. Enfant devenu adulte. Je sens que je suis vivant. Je possède un secret. L’ambiguïté se maintient jusqu’à la fin de l’aventure : réalité ou rêve ? Je suis une ombre dans ton cœur, un mensonge dans ton esprit. Rien ne peut m’arrêter. Le temps de cette incertitude. Dans la tension créée par l’oscillation entre quotidien et imaginaire. La frontière est floue entre réalité et fiction, entre souvenir et mensonge. Il ne voulait pas te faire de mal. Il s’enfonce dans la forêt, semble y vivre une nouvelle naissance. Il s’élance vers l’inconnu. La réalité n’est qu’une affaire de réglage, le passage réduit d’un monde. Chaque chose qui surgit dans l’air mobile apparaît aussi dans l’eau, celle d’une grotte profonde ou de la rivière qui serpente, sur des microgouttes en suspension. Ma patience était sans limite, j’étais comme une bête. J’oubliais tout. J’étais créé et détruit par la même force. Je suis la flamme brûlante. Chaque jour se transforme lentement en nuit. Je rêve que les autres n’existent pas. Ma patience est infinie.

Saint-Rémy-de-Provence, France 20:18

Lumière rasante de début de soirée estivale. À travers la fenêtre du salon. Une lumière qui souligne le paysage, en isole les aspérités, l’absence de mouvement. Nuances de gris. Dans un mélange confus, un amalgame d’ombres et de lumières. C’est d’abord un silence, le cas échéant un temps en suspens. L’ombre des grilles de protection se projette sur les motifs orientaux du tapis. En surimpression. Cela rappelle les entrelacs d’un tatouage. À même la peau. À vif. Enfant je regardais la circulation du soleil dans le ciel et sa projection au sol. Le temps passait, les ombres m’indiquaient l’heure avec leur régularité métronome de cadran solaire. Je jouais sur le tapis. Ces lignes entrelacées devenaient les histoires que je me racontais. La poussière virevoltait en l’air, dans le faisceau lumineux, pris au piège sous les feux du projecteur de mon imagination. Le mouvement qui, en moi, le dynamise, l’actualise, le fait vivre et durer, qui l’inscrit dans un temps qui n’existe pas en dehors de moi. Dans un temps que j’invente. L’espace d’un instant s’il y a lieu : mon regard, mon souffle, ma vie.

Veracruz, Mexique : 13:18

Passer discrètement à l’extérieur de la maison. Sans faire de bruit. Devant la fenêtre voilée. Une ombre passagère, fuyante. Tu es déjà loin. Le monde ne change pas, c’est notre regard sur lui qui s’est peu à peu transformé et nous a permis de le voir autrement, de l’envisager sous un autre angle. Nos revirements et nos échecs, nos espoirs et nos abandons. On a l’impression qu’en regardant la ville au loin, ce sont ces images des rues que nous voyons défiler comme un rappel de ce que nous avons vécu et que nous avons traversé à ses côtés, au fil de l’histoire, images perdues entre le souvenir et l’espoir d’une ville à l’abandon, dans laquelle au final il ne semble pas y avoir eu de transformations, toujours les mêmes arrestations, les mêmes trafics. La criminalité ne prendra jamais fin, parce que les changements structurels espérés ne pourront jamais être réalisés, et que tous les efforts visant à impulser les changements nécessaires seront toujours interrompus pour raisons politiques. Tu ne fais que passer. Déjà plus qu’un souvenir. Rideau tiré. Des nuits après les jours. Des jours après les nuits.


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