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La femme et l’enfant sortirent de l’immeuble sur une rue tranquille...

La femme et l’enfant sortirent de l’immeuble sur une rue tranquille où, éblouis par la lumière grêle de l’après-midi d’hiver, ils fermèrent les yeux. Ils allèrent vers le centre de la ville par une rue où roulaient beaucoup de voitures, avec des banques à droite et à gauche, l’une se reflétant dans l’autre. A un feu rouge l’enfant imita le personnage du feu pour piétons, à l’arrêt puis en train de traverser. Dans la zone piétonnière il resta immobile devant de nombreuses vitrines, pendant que la femme l’attendait plus loin devant. Elle revenait et le tirait. A tous les coins de rue était placardée l’édition du soir d’un grand quotidien à gros tirage avec toujours les mêmes grands titres. Dans le crépuscule commençant ils franchirent un pont sur le fleuve ; la circulation était très dense. L’enfant parlait. La femme lui fit signe qu’elle n’entendait rien et l’enfant s’interrompit d’un geste. Ils marchèrent le long du fleuve, dans le crépuscule, l’enfant à un autre rythme que la femme : il s’arrêtait brusquement puis courait loin devant elle, et elle devait ou attendre ou courir après lui. Un temps durant, elle marcha à côté de lui, lui signifiant avec insistance, par les pas qu’elle faisait, d’avoir à marcher plus vite ; elle l’encourageait par gestes. Elle tapa du pied lorsqu’à peine visible dans la pénombre il regarda fixement, à quelque distance, un buisson ; cela fit se casser son talon. Deux jeunes passèrent tout près d’elle et lui rotèrent à la figure. Elle entra dans les w.c. publics au bord du fleuve avec l’enfant qui n’osait pas aller tout seul aux toilettes des hommes. Ils s’enfermèrent dans une cabine ; la femme ferma les yeux et s’appuya du dos à la porte. Au-dessus de la cloison de séparation de la cabine voisine - la cloison n’allait pas jusqu’au plafonds - apparut, tout à coup, la tête d’un homme qui bondissait en l’air, une fois, puis une autre fois encore. Puis le visage ricanant de l’homme se montra à ses pieds car la cloison de séparation n’allait pas non plus jusqu’au sol. Avec l’enfant, elle s’enfuit des toilettes et partit en courant, trébuchant à cause de sa chaussure cassée. Lorsqu’ils passèrent devant un logement en rez-de-chaussée, un oiseau gigantesque volait au premier plan, à travers l’écran d’un téléviseur déjà allumé. Dans la rue, une vieille femme tomba en avant tête la première. Deux hommes dont les voitures s’étaient heurtées coururent l’un vers l’autre et le premier tentait de frapper le second qui le retenait simplement. Il faisait presque nuit et ils étaient au milieu de la ville, entre deux grands immeubles de banques, près du stand d’un marchand de friandises où l’enfant mangea un bretzel ; le vacarme de la circulation était si grand qu’une catastrophe semblait se dérouler avec régularité. Un homme s’approcha du marchand, pliée deux, et lui demanda, la main pressée sur le cœur, un verre d’eau qu’il avala d’un trait avec une pilule. Il se recroquevilla, se ramasse sur lui-même. Les cloches du soir sonnaient aux églises, une voiture de pompiers passa, puis plusieurs ambulances avec clignotant bleu et sirène. La lumière glissa sur le visage de la femme ; sur son front les gouttes de sueur perlaient, ses lèvres étaient gercées et sèches.

Peter Handke, La femme gauchère.


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