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Les lignes de désir

Vous êtes libre de ne pas entrer. Libre de vos mouvements. Ici, les histoires se confondent et se font écho. Dans ses girations, si terriblement matérielles que l’esprit s’en mêle, s’emmêle, c’est une machine à faire tourner l’esprit autour d’un centre qu’on n’a point vu. Existe-t-il vraiment ? Même pas sûr qu’il existe. Mais s’il n’existait pas, autour de quoi tournerait-on ? Je sais je me répète, c’est mon crédo, mon créneau. On nous l’invente au moins autant qu’il se joue. Fait d’un champ clos le temps du monde. Fragments, autrement dit que dalle, comme si accumuler en vrac les évidences n’était rien. Sable fin, sable gros, détaché des parois, auprès d’autres parties dures, dans les débris. Tout se grave en moi. Tout s’énonce dans une seule parole. À peine en ressent-on le poids en silence, rumeur avec toi qui viens ce soir. La sensation visuelle est cette émotion qui me fait entrer, littéralement, à l’intérieur de l’écriture. En dedans. Si tu ne veux voyager habite au moins le quai.

Rue de Siam, Brest

Et c’est pourquoi on marche, même si à chaque pas c’est comme, minuscule à peine, une effervescence entre les mots qui disent hier, ce qu’on a gagné, dire les premiers mots, écouter le crissement, la rumeur des choses qui commencent, mais le jour on se perd, on se retrouve. Il y a des silences, plus on avance et moins on sait, on cherche demain. Rien ne bouge que le corps obstiné poursuivant avec les mêmes images, leur même lumière, l’ombre qu’il n’a pas. Et c’est pourquoi on marche, on voudrait pouvoir s’arrêter, pourquoi maintenant, plutôt que demain ou qu’hier, pourquoi ici, mais ici, maintenant. C’est partout, c’est le monde qu’on n’entend que quand il se retire qu’on voudrait reconnaître, un espace qui s’entr’ouvre, comme une vague. Et c’est pourquoi on marche, et qu’il n’en reste que juste un souffle à se demander pourquoi comme ça sans crier gare. Et c’est pourquoi on marche, ce mouvement venu sans les mots et avec eux et comment comprendre le jour qui vient et qui va, on marche.

C’est en remontant la rue de Siam, voyant se profiler au loin le gigantesque bâtiment de la Mairie de Brest, que j’ai songé à Marseille. Je marchais tranquillement et quelque chose dans l’air, une certaine lumière rasante, la largeur de la rue qui mériterait amplement le nom d’avenue, la taille des immeubles (cinq, six étages pas plus et tous assez semblables), le flot régulier des passants (la majeure partie dans la descente), les boutiques marchandes et la vacuité de leurs enseignes, l’endroit en chantier, bloqué, mis entre parenthèse, pour la construction du tram, les matériaux choisis pour l’habillage des trottoirs et de leurs bordures, cette pierre grise un peu froide, légèrement scintillante et sans doute aussi un peu de mon humeur vagabonde, le visage caressé par le soleil, les mains au chaud dans le fonde des poches de mon manteau, m’ont littéralement transporté, non pas d’un lieu à un autre, mais d’un lieu dans un autre, comme ces instants où l’on nous dit "ailleurs", distrait.

Difficile de comparer ces deux villes si différentes, dans leur situation, leur dessin, leur histoire, leur population, pourtant c’est bien à Marseille, sur l’incontournable et populaire Canebière que je me trouvais en remontant ce matin-là, la rue de Siam à Brest. Et quand je dis "je me trouvais", je ne prétends pas posséder le don d’ubiquité, se trouver signifie seulement ici comprendre ce qui nous entoure (comprendre, c’est prendre avec). Revenait à ma mémoire, par contraste, les scènes de tensions et de liesse, auxquelles j’avais été témoin à Brest il y a quelques années, à l’occasion d’un match France-Portugal de la coupe du monde de football. La place de la Mairie que j’avais en ligne de mire avait été alors le lieu d’impressionnants débordements, et avec le temps, dans le calme retrouvé de ce lieu que les travaux du tram accentuaient, empêchant toute circulation automobile, l’endroit se transformait subitement, et ravivait en moi le souvenir de Marseille, bruyante, sale, intense.

On essaie de créer des liens, vous comprenez cela ? Ce n’est pas qu’une question d’orientation d’éclairage. Juste une réflexion autour de la mémoire, de ses détours, de ses fulgurances et de ses chausses-trappes. En cas d’affaissements de terrain, on ne ferait pas de ces choses désinvoltes pour ne pas dire stupides. Et puis ça sent un peu la poussière aussi. Couches de pas superposés les uns sur les autres. C’est à prendre ou à laisser. On ne s’immisce pas comme ça dans une écriture déjà aboutie tandis que d’autres sont en chantier. Cela peut être une phrase au coin d’une page perdue. D’un pied léger sautons ensemble toutes les distances. Avec les lignes du ciment en relief. Ici les vents nous sont contraires. C’est moins une caméra tournée vers l’intérieur que vers l’extérieur. Au plaisir du décor et de l’heure uniques. Une forme pliée, aux bords acérés. Le temps de la chute. En réponse aux élans interdits, aux lettres déchirées, aux entailles de mémoire. Les absents ont toujours tort.


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