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Tour des monuments de Passaic

Aujourd’hui, samedi 30 septembre 2017, cela fait exactement cinquante ans que l’artiste Robert Smithson s’est embarqué à New York à bord du bus n°30 de l’Inter-City Transport Compagnie pour un parcours de sa ville natale, Passaic dans le New Jersey.

Comme le rappelle Matthieu Duperrex, à l’initiative du projet de cette réactivation artistique du Tour des monuments de Passaic, « Tribute to Passaic est un acte presque solitaire mais connecté à une communauté d’expérience. C’est une occasion pour tous ceux qui participeront à cette réactivation d’éprouver avec une singulière intensité les ruines de notre monde moderne, de parcourir le paysage entropique et de prendre rendez-vous avec notre futur qui, comme l’écrit Smithson, est perdu quelque part dans les dépotoirs du passé non-historique. [I am convinced that the future is lost somewhere in the dumps of the non-historical past] »

À l’occasion de sa traversée de Passaic, Robert Smithson a photographié sept rouleaux de films dans lesquels il a sélectionné vingt-quatre photographies.

« Le bus est passé au-dessus du premier monument. J’ai demandé l’arrêt et je suis descendu au carrefour de Union Avenue et de River Drive. Le monument était un pont sur la rivière Passaic, reliant les comtés de Bergen et de Passaic. Le soleil de midi cinématisait le site, transformant le pont et la rivière en image surexposée. Photographier avec mon Instamatic 400, c’était comme si je photographiais une photographie. Le soleil était devenu une espèce d’ampoule monstrueuse projetant dans mon œil une série de plans fixes à travers l’Intamatic. En marchant sur le pont, c’était comme si je marchais sur une énorme photographie faite de bois et d’acier et sous laquelle la rivière se présentait comme une énorme pellicule cinématographique qui n’eût rien montré d’autre qu’un blanc continu. »

Robert Smithson, Une visite aux monuments de Passaic, New Jersey, Artforum, décembre 1967

Robert Smithson, Une visite aux monuments de Passaic

« Smithson déploie donc une légende de l’Instamatic pour mieux dissimuler son action, car c’est bien lui qui, en dernière instance, décide des sujets à photographier, de la manière de composer l’image et de la sélection à effectuer dans la production obtenue pour déterminer les images qui seront finalement présentées. En bon touriste, Smithson photographie des monuments comme il l’explique dans son article The Monuments of Passaic en 1967. Mais ceux-ci n’ont que peu à voir avec les glorieux témoignages du passé qui intéressent habituellement le touriste moyen. »

Katia Schneller, Sous l’emprise de l’Instamatic, Études photographiques n°19 Décembre 2006.




Les artistes qui participent au Tribute to Passaic ont choisi des lieux très différents répartis autour du monde : Barcelone (Espagne), Berlin (Allemagne), Edinbourg (Ecosse), Gênes (Italie), Graz (Autriche), Hong Kong (Hong Kong), Incheon (Corée du Sud), Istanbul (Turquie), La Paz (Bolivie), Lausanne (Suisse), Londres (Angleterre), Marseille (France), Melbourne (Australie), Montréal (Canada), Nantes (France), Naples (Italie), New Orléans (USA), Oslo (Norvège), Paris (France), Plouézoc’h (France), Rome (Italie), San Francisco (USA), Shanghai (Chine), Toronto (Canada), Yagisawa (Japon).

J’ai choisi de leur faire écho dans un compagnonnage improvisé, en arpentant le territoire de la ville de Passaic dans le New Jersey. J’ai pris des photographies (captures d’images) de mon périple dont voici le récit.

J’avance dans ce « futur abandonné. » Une ville oubliée du temps. Sur une carte imaginaire.

Au lieu de perpétuer le souvenir de la ville et des événements qui ont émaillé son histoire, j’arpente les endroits traversés avec l’impression de vouloir en précipiter l’oubli. Porter son regard sur le banal, le prévisible, la médiocrité de l’endroit pour construire une mémoire du lieu dans son amnésie quotidienne.

Rendre compte d’un territoire en transformation. Je ne regarde plus la ville de la même façon. Ce qui attire désormais mon attention est ailleurs. La ville n’est plus en cheval de bataille, un chantier à ciel ouvert. Ce qui est écrit plutôt que ce qui s’écrit. La ville me trouble mais ce n’est pas un texte à trous.

Au cours de ma promenade, ce que je vois s’érige au rang de « monuments » comme pour Robert Smithson objets et bâtiments, voués le plus souvent à une disparition prochaine. Mais cinquante ans plus tard ce n’est plus le même phénomène, plus une trace, ou si peu de cet abandon à venir.

Le paysage se transforme en une espèce de phrase ponctuée. La rue (Main Avenue par exemple) est une très longue phrase, ce qu’on y perçoit en la parcourant se présente à nous comme des signes de ponctuation. Une phrase dépourvue de verbe.

Think you for shooting here your business is appreciated.

J’arpente ce territoire que je ne connaissais pas. Je tourne en rond, reviens sans arrêt sur mes pas, tout se ressemble, uniforme. La configuration de cette ville semble tourner autour de vides urbains. Pas un trou mais un tour opérateur.

« Quand au centre de Passaic, écrit Robert Smithson, ce n’était pas un centre, c’était plutôt un gouffre typique ou un vide ordinaire. » Autrement dit, un interminable adjectif sans verbe ni nom : « chaque magasin devenant l’adjectif du suivant, une chaîne d’adjectifs déguisés en magasins. »
Construire à partir d’impressions et d’abstractions de territoire des récits de déplacement. Je marche sur la carte. Je parcours toutes ces distances sans bouger réellement, en faisant du sur place. Je voyage à distance, à vol d’oiseau, sur la carte. Une autre manière d’aborder ce territoire changeant.

Ne rien diriger mais tenter d’apercevoir des bribes de réel, des signes. Les rencontres sont factices. L’addition des expériences ne tombe jamais juste. Si vous cherchez bien, vous verrez des visages. Des silhouettes croisées en chemin, ombres fugaces, évasives, qui ne nous parlent jamais, muettes, fantomatiques, qui nous dévisagent en silence, comme si aujourd’hui le monument c’était nous. À travers le temps. Plus aucun repère ne semble organiser l’espace. Aucun dialogue n’est envisageable. Silence.

Explorer les vestiges de manière presque archéologique par la marche.

Le délabrement urbanistique que Robert Smithson découvre à Passaic, tous les objets et reliquats d’installations industrielles sans histoire ni tradition qu’il élève au rang d’œuvre d’art deviennent des monuments : Le monument-pont, le monument à pontons, le monument grandes-canalisations, le monument-fontaine, le monument- bac-à-sable. Le pont pivotant devient « le monument des directions disloquées », il commémore l’espace désorienté qu’offre le paysage. Je suis désorienté à mon tour. Perdu dans ce dédale où tout est propre, poli, rangé, ordonné, calme et serein. En apparence.
Modifier les structures de l’écriture pour mieux restituer l’expérience perceptive. Un travail de l’écriture, qui cherche à faire reculer les limites du possible, en visant une transformation, restreinte certes, mais bien réelle. Mettre au point une nouvelle grille de lecture.

Le temps s’est arrêté brusquement. C’est ce que nous apprend la carte. La carte est une image. Un temps donné. On peut remonter dans le temps, certaines dates possibles : septembre 2008, juillet 2012, octobre 2014, mai 2015, octobre 2015, octobre 2016. Qu’est-ce qui change sur ces calques invisibles qui se superposent ? Le temps est une invention. Car « au lieu d’entretenir le souvenir du passé comme les monuments traditionnels, les nouveaux monuments nous entraînent à oublier le futur. Au lieu d’être construits avec des matériaux naturels, comme le marbre, le granite et d’autres types de roches, les nouveaux monuments sont fabriqués de matériaux artificiels, de plastique, de chrome et d’éclairage électrique. Ils ne sont pas construits pour l’histoire, mais contre l’histoire. » [1]

Difficile de retranscrire la perception d’un paysage sur lequel le langage vient buter. Cette « sphère infinie où la circonférence est partout et le centre nulle part. »
Quel rôle joue le mouvement dans notre construction imaginaire à partir du lieu réel ? La dialectique est partout. Et la marche est un trou noir à métaphores. L’incohérence d’une trajectoire peut menacer l’ensemble. Sur la carte tout est placé sur le même plan. Comme la carte de Lewis Carroll, ce qu’il contient est en fait un centre vide, qui nous renvoie constamment vers les bords, vers la circonférence. En marge. L’absence de sens du territoire qui semble se construire tout en se décomposant est devenu un espace d’éternelle périphérie, éclaté et excentré, où ne subsiste aucune mémoire culturelle.

« Avancer de manière à se perdre et à s’intoxiquer de syntaxes vertigineuses. »

Passaic a-t-elle remplacé Rome comme cité éternelle ? se demandait Smithson il y a cinquante ans.

La ville se livre devant nous entre parenthèses. Cet entre-deux, sur lequel tout texte se construit, qui nous permet d’écrire un texte à partir d’autres textes, est cet espace de transition qu’en architecture on nomme dent creuse. « Ruines à l’envers » que Smithson attribua aux infrastructures de sa ville natale, expression par laquelle l’artiste entendait désigner l’ensemble des édifices qui « ne tombent pas en ruines après avoir été construits, mais qui plutôt s’élèvent en ruines avant d’être construits. »

Le brassage favorise également la régularité de la transformation dans toutes les couches de son activité créative et permet d’obtenir un recyclage de qualité homogène. Mais le résultat ne compte pas. Ce qui reste m’importe peu, juste la transition, la trace de ce qui s’est construit, ce qui a eu lieu c’est le lieu. La forme que nous inventions sans nous voir l’inventer.

Circulez il n’y a rien à voir, il n’y a ni noyau, ni centre. Le fait d’être toujours situé entre deux points nous place dans une position d’ailleurs, décalée. Plus de point focal. À la limite : lieu de passage. L’espace et le temps s’y désintègrent. Ce que je vois, les souvenirs que cela éveille en moi, ce à quoi cela me fait penser, et comment ces pensées transforment à leur tour mon regard. Ce que je vis. Ce que je vois. Ce que je pense. Entre les lignes d’un temps qui le dépasse, le transforme.

Le futur semble précéder le passé dans le présent du paysage urbain. On ne peut jamais savoir de quel côté du miroir on se trouve.

Monde en métamorphose qui m’avale. Avec le temps suspendu qui déborde des lignes. La ville me construit.







[1Robert Smithson, Une visite aux monuments de Passaic, New Jersey, Artforum, décembre 1967.


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