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La Bretagne
Le Conquet, Bretagne, août 2011

Jean-Christophe Bailly nous invite à un cheminement en France avec Stendhal en éclaireur, et ses Mémoires d’un touriste, selon un itinéraire improvisé et rêveur, au risque de s’égarer mais sans jamais nous perdre. Cet ouvrage aux contours formels flous est composé de récits, de longs poèmes en prose, d’études... On suit l’auteur à travers la diversité de paysages naturels et urbains, le territoire, sa propre mémoire et la mémoire collective du pays (mémoires toponymiques aussi bien que littéraires et historiques) dans ce qu’il appelle « l’instantané mobile d’un pays » qui échappe à toute définition.

Locronan, Bretagne août 2009

« Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui par définition n’existerait pas ailleurs, du moins pas ainsi, pas de cette façon-là. Mon idée fut que pour m’approcher de la pelote de signes enchevêtrés mais souvent divergents formée par la géographie et l’histoire, par les paysages et les gens, le plus simple était d’aller voir sur place, autrement dit de visiter ou de revisiter le pays. »

Bretagne, août 2009

Jean-Christophe Bailly sonde, en trente-quatre chapitres poétiques qui ne répondent à aucune logique apparente, aucun quadrillage systématique du territoire, les innombrables couches de strates et de signes permettant de répondre à ce que le mot France désigne encore aujourd’hui de singulier hors de tout a priori identitaire. L’auteur trouve un équilibre entre l’approche subjective du voyageur qui cède à ses impulsions et la volonté de comprendre et nous faire comprendre comment se construit la représentation et la connaissance d’un pays comme la France, qui ne procède pas d’une appropriation mais dessaisissement, la capacité de laisser jouer les différences au lieu de vouloir les réduire à ce qui les unit.

Jean Christophe Bailly - Le d&eacute ;paysement par centrepompidou



Prise de risque, territoire, écriture et politique : Le Dépaysement de Jean-Christophe Bailly est un livre essentiel et magnifique, comme le rappelle justement
François Bon sur son site

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Bretagne, août 2009

La Bretagne, bien qu’elle soit à tous points de vue une presqu’île ou une péninsule, est rarement envisagée comme telle. Considérée quasi unanimement - à l’exception de quelques groupes autonomistes aujourd’hui plus nostalgiques qu’agissants - comme faisant partie de l’espace national, elle est simplement « la Bretagne », et sa singularité est reconnue, véhiculée par des clichés qui ont la vue dure, malgré un complet renversement de la situation économique qui a fait de ces pays jadis misérables voire arriérées une des régions françaises les moins fragilisées - c’est tout au oins ce qu’on dit car bien souvent, là-bas, on éprouve que cette antique pauvreté, plutôt qu’éradiquée, a juste été mise en veilleuse. Mais ce qui est sûr, c’est que s’il y a sur le territoire français une région qui incarne la rêverie qui s’emporte avec la mer, les embruns, les rochers et le vent, c’est la Bretagne. Quoique écrite à Granville, la remarque de Stendhal selon laquelle « le voisinage de la mer détruit la petitesse » s’applique pleinement à tout ce qui accompagne l’avancée téméraire de la côte bretonne dans l’océan. Je me souviens que, dans les exemples qu’il donne d’objets fractals, benoît Mandelbrot cite tout naturellement cette côté si festonnée et tourmentée, bruyante et tragique quand le temps est fort, inconcevablement lumineuse quand il fait beau, ce qui arrive malgré une réputation tenace, mais « fractal », ce qui pourrait être, par sa sonorité, l’adjectif qui convient le mieux aux résultats visibles et changeants de cet affrontement inlassable entre deux états de matière, qui voit la roche, comme si elle avait derrière elle la poussée de toute la masse continentale, se déchiqueter en formant, comme en Trégor, d’infinies ponctuations d’îles et d’îlots affleurants que la marée découvre ou,comme aux pointes les plus occidentales, face à Ouessant ou à Sein, face à rien, plus rien, des promontoires brisés qui s’enfoncent dans les flots, les plus beaux à mes yeux étant ceux du Van et de la pointe du Penhir...
Mais je me rends compte, en écrivant cela, que la difficulté est grande, à propos de la mer et de ces paysages côtiers grandioses ou sublimes, de ne pas verser dans une forme d’exaltation frisant (d’assez loin d-tout de même, je l’espère) le style pompier, ce qui est bien gênant car ce que l’on éprouve, en marchant sur les chemins de douaniers qui ne cessent de monter et de descendre (oh, le rocher aux oiseaux à la sortie de l’estuaire du Triuex !) ou sur les grèves (oh, la longueur de la plage pur arriver à l’île Tudy !), ce n’est pas du tout de cet ordre, mais tout à fait simple, avec d’irrépressibles bouffées d’enfance qui remontent dès lors que l’on a eu la chance de venir là étant petit, avec aussi l’émotion continue d’une beauté native et sans apprêts, radicale. « Ce qui passe infiniment l’homme », cette formulation de Pascal qui m’est devenue familière à force de l’entendre dire par un ami qui en avait fait un motif philosophique complet (à travers lequel devait aussi s’entrevoir la possibilité d’outrepasser les limites de la philosophie comme de l’art), cette formulation, donc, c’est elle qui s’impose s’il s’agit de caractériser la venue de cette beauté, et il me semble que la Bretagne, comme le racontent les souvenirs d’enfants ayants cherché des crevettes transparentes dans des mares où de petits crabes s’enfuyaient, cette sensation d’être devant plus grand que soi et que l’espèce, d’être devant l’immensité pure et simple (comme avec la nuit) a une dimension populaire, et qu’elle est absolument dénuée de toute prétention. il s’ensuit un légendaire touristique avéré, mais dont le fond est, me semble-t-il, plus affectif que partout ailleurs : des anciennes affiches des société de chemins de fer montrant, dans des tonalités du couchant, des processions de femmes en coiffe redescendant d’une chapelle ou de thoniers toutes voiles tendues vers l’horizon aux utilisations plus récentes, comme images de calendrier ou d’agences de voyages de la minuscule maison isolée de la petite île de Saint-Cado, au sud, dans la ria d‘Etel, et de la maison entre les rochers de la pointe du Château, au nord, sur la commune de Plougescant, sans même parler du chapelet de phares célèbres dispensant leurs faisceaux au pourtour, interminable serait la liste des relais d’imagerie entretenant l’idée d’une terre singulière et violente à qui serait revenue la charge d’assumer, pour tout l’arrière-pays et même pour un continent, le contact avec l’océan, et sur un mode direct et frontal, sans concession, qui agit comme un droit. La Bretagne n’est pas le point le plus occidental de l’Europe, il s’en faut de beaucoup : mais la Cornouailles, qui est la pointe que l’Angleterre avance vers l’océan, ainsi que naturellement l’Irlande sont prises dan leur logique insulaire, et la Galice ou le Portugal, qui sont les terres les plus avancées en direction de l’ouest, malgré leur singularité n’ont pas, intégrés comme ils le sont au trapèze ibérique, l’autonomie formelle d’une péninsule entrant dans la mer. Or c’est pleinement le cas de la Bretagne, mais au lieu qu’avec elle le pays qui l’a annexée en 1532 se soit senti heureux de cette poussée vers l’ouest qui le faisait entrer si bravement dans l’océan, tout s’est passé, en tout cas jusqu’au XXe siècle, comme si cet effet péninsulaire avait plutôt joué en faveur de l’isolement et même du délaissement. Si l’on voit bien, à Belle-Île, à Camaret, à Brest, le travail de Vauban, on ne voit pas qu’il ait été accompagné, à l’époque ou plus tard, par une volonté politique susceptible de sortir la Bretagne de ses ancrages féodaux ou de sa soumission à des forces tirant ses traditions vers le repli et ses croyances vers la superstition. Il s’est ensuivi d’un décalage sensible entre la Bretagne et le reste du pays (d’autres régions, notamment dans le Massif central, pouvant être « bretonnes » de ce point de vue) qui s’il a eu l’effet, jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, de maintenir vivant un étonnant folklore a en même temps servi de trame à une longue lignée de malentendus. Ici la malheureuse Bécassine (créature née d’une idéologie quasi coloniale) se promène sur un chemin enfoncé où elle croise d’obscurs curés de campagne à peine démarqués de la chouannerie, ici encore la République des écoles laïques et des défilés du 14 Juillet peine à entamer la carapace de la religiosité traditionnelle qui enrobe les mœurs. Mais c’est aussi, bien entendu, la résistance contrariée de la langue bretonne qui entre ici en jeu, d’un tournoiement de robes brodées à un commentaire laconique sur le crachin, là où elle était chez elle - sa force étant restée très grande dans la toponymie effective, passé Vannes ou Saint-Brieuc et parfois même avant, quand on guette, venant de l’est, les premiers signes, tel ce Trémeheuc qui est proche de Combourg ou encore, plus sûrement, Tréhorenteuc qui, en forêt de Paimpont, juste à côté du Val sans Retour avertirait, s’il en était besoin, que l’on est bien arrivé en Bretagne.

Le dépaysement, Jean-Christophe Bailly, éditions du Seuil, 2011, pp. 197-200.

Locronan, Bretagne août 2009

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